Jean lavoue

Le naufrage moral de l'Eglise par Jean-Louis Schlegel.

Le 22/11/2021 0

Dans Articles, prises de paroles

Ciase

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 L’institution se trouve désormais face à une difficile obligation de réforme.

Le rapport de la Ciase a produit un effet de sidération par l’ampleur des chiffres et la nature des faits qu’il révèle. Outre le discrédit qu’il jette sur l’Église catholique, il montre le caractère systémique des abus sexuels commis en son sein.

Le rapport de la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église (Ciase), intitulé « Les violences sexuelles dans l’Église catholique. France 1950-2020 » et dévoilé le 5 octobre 2021, a fait l’effet d’une bombe dans et hors de l’Église, d’abord par le nombre impressionnant de victimes mineures d’agressions sexuelles commises par des prêtres, diacres, religieux ou religieuses : 216 000 personnes sur la période de référence, 330 000 si on élargit ce chiffre aux victimes de laïcs en lien avec l’Église (dans les écoles catholiques, les paroisses, les mouvements, les activités de loisir…). Il s’agit de victimes mineures au moment des faits. Il faudrait y ajouter les personnes victimes d’agressions sexuelles alors qu’elles étaient majeures – mais la commission s’est abstenue d’en évaluer le nombre. Le chiffre des « pédo-criminels » va de 2 900 à 3 200, soit près de 3 % des prêtres auteurs d’agressions – un nombre inférieur à celui d’autres pays. On note encore que les victimes dans l’Église étaient à 80 % des jeunes garçons de 10 à 13 ans (un chiffre qui s’inverse dans la société globale, où 75 % des personnes sexuellement agressées sont des filles un peu plus âgées). Enfin, l’acmé des crimes pédophiles (qui n’étaient pas encore désignés ainsi) a eu lieu entre 1950 et 1970 ; ils ont connu une nette décrue entre 1970 et 1990 (cruel démenti pour les furieux anti-Mai 68, qui y voient, avec le pape Benoît XVI, l’origine maudite des miasmes sexuels actuels, cléricaux et autres) ; depuis cette date, ils ont légèrement remonté et… continuent d’avoir lieu.

Les chiffres vertigineux, qui dépassent les pires pronostics et qui ont sidéré quand le rapport et son contenu ont été publiquement communiqués par le président de la commission, Jean-Marc Sauvé, à Mgr Éric de Moulins-Beaufort pour la Conférence des évêques de France, et à Sr Véronique Margron pour la Conférence des religieux et religieuses de France. Il n’y a pas lieu de contester ces chiffres : la méthode et les moyens scientifiques utilisés pour les obtenir, et l’usage des sciences humaines pour les interpréter, sont clairement précisés dans le rapport. La qualité de ce travail, unique dans le monde, pourrait devenir une référence en d’autres domaines où la question des agressions sexuelles se pose (école, sport, activités de loisirs…). Il convient de noter la place importante donnée au témoignage direct des victimes : leurs récits lors des auditions ou dans des écrits accablants, à la fois quant au déroulement des faits et à leurs conséquences sur la longue durée (pour certains, la destruction de leur vie entière), ont fortement marqué, de leur propre aveu, les membres de la commission.

Comment est-on arrivé, dans l’Église catholique, qui se prétend gardienne de la loi du Christ et fustige souvent les désordres éthiques de la société moderne, à un tel naufrage moral ? Le rapport propose des pistes de compréhension historiques, sociologiques, psychologiques, les unes propres à l’Église et d’autres à des mutations de la société que l’Église n’a pas vues ou qu’elle a négligées et méprisées, comme le droit des enfants dans les années 1980. Essentielles apparaissent ici les raisons « systémiques » d’un cléricalisme mortifère : loi du silence qui protège l’agresseur et non la victime (inexistante comme « personne » dans un droit canonique attaché exclusivement à maintenir l’affaire dans le périmètre de l’Église et à sauver le clerc agresseur), sacralisation du prêtre célibataire (qui en fait une sorte d’intouchable pour les victimes et leurs familles)… Le discours officiel idéaliste, voire céleste sur le corps sexué et la relation sexuelle, réservée aux couples mariés, ignore les côtés obscurs de la pulsion sexuelle, favorise en réalité les visions perverses et les pratiques glauques du « sexe » et enseigne une égalisation des péchés où des « pensées impures », une masturbation adolescente et une agression sexuelle sont également graves et donc également pardonnées et en fin de compte également sans importance. Au-delà de l’épreuve interne prévisible, le discrédit dans la société sera considérable.

           Ce rapport est terrible en lui-même. Sera-t-il le coup de grâce pour l’Église catholique, déjà très affaiblie et divisée dans une France de plus en plus sécularisée ? Non : le noyau fidèle restera, partiront les déjà éloignés ou les peu rattachés, nombreux certes. Mais au-delà de l’épreuve interne prévisible, le discrédit dans la société sera considérable, et l’image de l’Église restera ternie pour longtemps. Surtout, on ne voit pas bien comment cette Église affaiblie pourrait, dans l’état de cachexie où elle se trouve, réaliser les quarante-cinq recommandations du rapport de la Ciase « pour tenter de dépasser les traumatismes causés par les violences sexuelles et la chape de silence qui les a couvertes ». Peu importe de savoir si la Ciase, instance laïque décidée et financée par l’Église, avait vocation à l’inviter à la réforme. Mais elle avait aussi pour mission, de fait, de formuler des propositions concrètes pour l’aider à sortir des errements sexuels de ses serviteurs, de son déni officiel et du silence complice.

             Déjà l’une des principales recommandations : réparer ou indemniser les victimes dans un souci de justice « restaurative », sans tenir compte des délais de prescription de la loi civile (trente ans), semble présenter d’importantes difficultés de réalisation, vu le manque de moyens allégué par l’Église (la commission ayant par ailleurs demandé que le financement de cette indemnisation soit assuré « à partir du patrimoine des agresseurs et de celui des institutions relevant de l’Église de France, sans appel aux dons des fidèles car ce ne serait pas cohérent avec la démarche de reconnaissance d’une responsabilité de l’Église en tant qu’institution »1.

D’autres recommandations posent problème à la tradition catholique, comme celle de revoir le secret de la confession, de réformer le droit canon en faisant une place aux victimes et pas seulement aux clercs agresseurs, de clarifier des procédures diocésaines obscures face à celles et ceux qui portent plainte, d’intégrer des laïcs dans le gouvernement ordinaire et dans les prises de décision qui ne relèvent pas du « pouvoir d’ordre » (proprement religieux) de l’évêque, de reconsidérer sérieusement le discernement et la formation des candidats à la cléricature, de s’interroger sur une sacralisation du prêtre aux effets néfastes et sur la morale sexuelle de l’Église, et surtout de mettre fin à la sujétion des femmes dans une Église restée foncièrement masculine dans son fonctionnement, son mode de pouvoir et sa culture (patriarcale et paternaliste, fondée sur les « pères »).

Dans des tribunes et sur les réseaux sociaux, l’accablement des catholiques a fait rapidement place à la colère, voire à la fureur, avant tout contre les évêques, en l’occurrence contre leur instance représentative, la conférence des évêques de France, accusée d’avoir, par ses silences durant des décennies pour garder ou protéger des prêtres fautifs connus, favorisé, sinon encouragé, la pédophilie. Ces réactions violentes, elles-mêmes contestées par d’autres catholiques, ont mis au grand jour les obstacles à toute réforme de fond d’une institution comme l’Église, verrouillée dans sa définition par des fondements théologiques et des raisons « sacrées » multiples, et en outre fondée sur une universalité qui dépasse les Églises nationales. En France comme ailleurs, la conférence épiscopale a donc très peu de latitude pour engager des réformes particulières.

Par exemple, la démission collective des évêques français, exigée par une pétition médiatisée, se heurtera inévitablement à la décision du pape Français de l’accepter ou – très probablement, comme pour le Chili il y a peu – de la refuser. Un changement significatif de la place des laïcs, surtout des femmes, dans l’Église devra passer par le bon vouloir – probablement, le mauvais vouloir – des instances romaines. Il en irait de même de pratiquement toutes les « recommandations » du rapport de la Ciase… Encore importerait-il d’éviter des erreurs dans la partie délicate qui se joue aussi par rapport au gouvernement français. Mgr Éric de Moulins-Beaufort, le président de la conférence épiscopale, ayant déclaré que le secret de la confession était « plus fort » que la loi de la République, a en effet été convoqué par Gérard Darmanin, ministre de l’Intérieur, qui lui a rappelé qu’un crime avoué au confessionnal exigeait la dénonciation de son auteur à la justice. Si l’archevêque de Reims avait lu de près le rapport, il aurait constaté que c’était une recommandation de la Ciase : que les actes de pédophilie cessent d’être des fautes contre la chasteté et soient qualifiés de crimes…

Des catholiques plutôt conservateurs ont défendu le secret absolu de la confession car « sans le secret, il n’y aurait pas de paroles possibles et donc pas de salut possible… » Et c’est au prêtre de convaincre l’auteur d’actes pédophiles de se dénoncer… Pourtant, ne vaut-il pas mieux que les crimes soient avoués au procureur, y compris quand on est victime d’actes pédophiliques, plutôt qu’en confession, et les confesseurs devraient-ils regretter d’être débarrassés de ce fardeau (lequel, faut-il le souligner, n’arrive pas tous les jours, loin de là, à leurs oreilles) ? En fait, l’aveu de crimes dans la confession, « sacrement » catholique, renvoie à des pratiques religieuses anciennes, voire fondatrices, qui s’opposent à des législations récentes, elles-mêmes nées de sensibilités nouvelles : ainsi, la circoncision et les sacrifices d’animaux.

         Comment être optimiste dans ces décombres ? Le pape François a déjà tenté des réformes plus ou moins audacieuses, qui se sont toutes plus ou moins brisées sur l’opposition farouche des fractions conservatrices de l’Église. L’espérance de nombreux catholiques et même de non-catholiques est pourtant violente : devront-ils s’en contenter ?

Jean-Louis Schlegel

Philosophe, éditeur, sociologue des religions et traducteur, Jean-Louis Schlegel est particulièrement intéressé par les recompositions du religieux, et singulièrement de l'Eglise catholique, dans la société contemporaine. Cet intérêt concerne tous les niveaux d’intelligibilité : évolution des pratiques, de la culture, des institutions, des pouvoirs et des « puissances ».

1.Une polémique est née à ce sujet parmi les catholiques, entre ceux qui ne donneraient pas le moindre sou pour l’indemnisation des victimes et ceux qui serait prêts à « donner » par solidarité avec les victimes et comme appartenant à l’Église.

Commentaire de Jean Sauvé, auteur, poète, éditeur.

Je suis profondément d’accord avec Jean-louis Schlegel, dans cet article de la revue Esprit du mois de novembre 2021, quand il pose, après la publication du rapport de la CIASE dont il souligne le sérieux de l’analyse et des préconisations, le diagnostic d’une institution catholique qui va certes perdurer sur des bases acquises, mais restreintes, tandis qu’un très grand nombre, notamment parmi les jeunes générations déjà largement absentes, ira chercher ailleurs des raisons de croire et d’aimer.

Le discrédit social est déjà considérable. Faut-il parler d’un « heureux naufrage » comme il en fut question lors de l’effondrement de la culture catholique au Québec ? Ceux qui demeureront au sein de l’institution, s’appuyant sur des repères dogmatiques confortés par un entre-soi rassurant et sur des principes cléricaux réaffirmés, auront sans doute le sentiment de s’être rapprochés de l’idéal religieux dont ils se disent depuis toujours les gardiens. Mais la grande majorité des femmes et des hommes d’origine spirituelle chrétienne, désormais en exode, cessera de cautionner l’écart abyssal qui s’est creusé à ses yeux entre la source évangélique et des croyances dogmatiques auxquelles elle n’adhère plus. Ils retourneront au désert où ils se feront à nouveau des chercheurs d’eau vive et d’humanité. La grande migration, déjà amorcée dans les différentes traditions spirituelles, verra ainsi naître des oasis de reliances, des haltes fraternelles et interspirituelles. Les différences y seront goûtées comme autant de richesses. Nul ne s’y voudra un maître pour l’autre.

Aucune doctrine n’y cherchera à s’imposer à tous. Chacun pourra faire lui-même l’expérience de cette solidarité fondamentale avec tout vivant, en particulier les plus fragiles et les victimes. Et il éprouvera aussi avec une intensité nouvelle son destin lié à cette terre commune redevenue notre source la plus sacrée.

Jean Sauvé, auteur, poète, éditeur.

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